Représentation et performance du Lindy Hop (Hellzapoppin’)

Marion Quesne
4 min readApr 17, 2020

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Avec plus de quatre millions de vues sur Youtube, l’extrait du film Hellzapoppin’ (1941) est probablement la scène de Lindy Hop la plus vue dans la communauté swing. Dans cet extrait, les danseurs réalisent une performance exceptionnelle, reconnue comme étant l’une des meilleures séquences de Lindy Hop jamais enregistrées. Cependant, si l’on regarde la scène avec une loupe intersectionnelle, c’est-à-dire si l’on porte son attention sur la représentation raciale, de genre et sociale des danseurs, la séquence de danse incroyable devient un spectacle raciste, classiste et sexiste.

Dans cette séquence, les danseurs africains-américains sont habillés avec des vêtements de domestiques : cuisinier, bleu de travail, femme de ménage, majordome etc., au travers de ces costumes, les danseurs représentent la classe ouvrière, le « statut social par défaut » des Noirs Américains de l’époque. Au cinéma, les Africains-Américains étaient presque toujours représentés au travers de ces figures de domestiques — pensons à Hattie McDaniel dans le rôle de « Mammy » dans Autant en emporte le vent (1939) — et cela s’explique par une réalité matérielle : la plupart des professions accessibles aux Noirs Américains, et principalement les femmes, étaient les métiers du domaine domestique.

Les danseurs représentent ainsi les métiers du domaine domestique. Or, comme Frankie Manning et Norma Miller le rappellent dans leurs interviews et biographies : quand ils allaient danser, tout le monde se mettait sur son trente-et-un. De fait, les représentations des corps noirs dansants auraient été tout à fait réalistes dans des costumes immaculés ou des vêtements habillés et bien taillés, mais ils sont, pour cette scène littéralement déguisés en domestiques. La représentation des danseurs de Lindy Hop à l’écran se trouve ancrée dans les stéréotypes et les images contrôlantes, notamment en ce qui concerne les danseuses africaines-américaines. Les vêtements portés, qui évoquent le travail domestique, sont aussi très courts. Norma Miller (0:58) par exemple ne porte pas de bas, elle porte un haut de cuisinière et est en culotte, ainsi, lors des acrobaties réalisées, on aperçoit ses dessous et une large proportion de sa peau (à replacer dans le contexte des États-Unis de 1941).

Norma Miller & Billy Ricker
Norma Miller & Billy Ricker

« Much of the vilification of Africanist culture and peoples of African lineage is focused on the image of the black body, the dancing body, the grounded, freely articulated — sexualised and therefore dangerous — and the fear of it. » (Dixon Gottschild)

Hellzapoppin’ offre aux spectateurs une image de la femme noire sexualisée. Ainsi, le corps noir de la danseuse de Lindy Hop dans son déguisement de cuisinière très court va à l’encontre totale des valeurs de respectabilité élevées au rang de stratégie de survie, comme l’explique Thomson dans son ouvrage Beyond the Black Lady Sexuality and the New African American Middle Class (2009) :

“Black women’s bodies continue to bear the gross insult and burden of spectacular (representational) exploitation. Because violence against blacks has consistently been linked with sexual abuse and exploitation, strategies for African American survival have often included reluctance to express sexuality for fear of confirming and conforming to racial stereotypes”

Autrement dit (ou plutôt paraphrasé en français), parce que les corps des femmes noires portent toujours l’insultant fardeau d’une exploitation sexuelle (notamment pendant la période de l’esclavage), la stratégie des Africaines-Américaines pour se défaire de cette image a longtemps consisté à renier toute forme de sexualité par peur de confirmer et de se conformer aux stéréotypes de la femme noire sexualisée.

Plutôt que de mettre en avant leur performance incroyable, les danseurs sont représentés comme étant des versions du personnage de Sambo, “heureux, rigolards, fainéants et inconscients” (Ta-Nehisi Coates, 2016), dès lors qu’ils entendent les percussions ils s’arrêtent de travailler pour vaquer au loisir de la danse, à la fin du clip vidéo ils se font surprendre par les protagonistes blancs et reprennent leur travail comme si de rien n’était.

La séquence de danse dans Hellzapoppin’ est à la fois une vitrine pour les artistes africains-américains qui manquaient de représentation dans le cinéma d’Hollywood mais c’est aussi une scène qui se conforme aux stéréotypes évoqués plus haut. Par ailleurs, la séquence a été tournée de façon à ce qu’elle puisse être effacée du film pour que certains cinémas projettent Hellzapoppin’ sans les danseurs noirs. En 1941, c’est-à-dire pendant la ségrégation aux États-Unis, tourner un film avec des acteurs noirs et des acteurs blancs était très polémique et sujet à scandale. Certains cinémas dans le Sud des États-Unis ont d’ailleurs décidé de ne pas diffuser le film avec cette scène.

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La séquence de danse était initialement prévue sur Jumpin’ at the Woodside par Count Basie, mais pour ne pas payer de droits d’auteurs, la production a fait appel à Charles Previn, qui a composé un morceau spécifiquement pour cette routine.

Voici la séquence sur Jumpin’ at the Woodside :

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Marion Quesne

I am currently writing a doctoral thesis about Lindy Hop. I study race, class, gender, sexuality and respectability in Lindy Hop from the 1920s to … well, today